La semaine dernière, des rumeurs pour le moins infondées remettaient Al Green au centre de l’actualité en annonçant son décès. Rassurons-nous, à bientôt 75 ans, la santé semble très bonne pour celui que l’on nomme depuis plusieurs décennies « Révérend Al Green ».
En attendant un éventuel retour sur scène qu’il avait appelé de ses voeux peu de temps avant le début de la crise sanitaire, profitons de la malheureuse exposition dont il a fait l’objet ces derniers jours pour revenir sur le parcours atypique du dernier des grands chanteurs de soul music, véritable icône aux États-Unis jouissant d’une aura pourtant limitée en France.
©Hi Records
À l’heure des playlists thématiques qui enflent sur les plateformes de streaming, il est fréquent de trouver les morceaux les plus populaires d’Al Green sur les sélections romantiques. Et ce n’est pas lui faire injure que de considérer qu’elles y ont tout à fait leur place.
Il n’est, en effet, pas possible d’évoquer cet emblème de la soul sudiste sans s’attarder sur sa sensualité et celle de sa musique.
Au-delà du charisme sauvage qu’il dégage, sa voix unique, basse, riche en murmures et gémissements permet d’entretenir ce sentiment.
Par sa sensibilité, il peut faire penser à Smokey Robinson, le chanteur des Miracles et par son cynisme et à sa rudesse enfouie, rappeler Wilson Pickett.
Ce style unique et cette signature vocale qui lui ont permis de devenir l’un des plus grands chanteurs de soul music, Al Green les doit beaucoup à son producteur et arrangeur, Willie Mitchell.
Al Green et Willie Mitchell aux Royal Studios ©Jim Shearin
En 1968, Willie Mitchell, musicien de jazz accompli reconnu par ses pairs, est directeur artistique pour Hi Records, petite maison de disques de Memphis spécialisée dans les enregistrements instrumentaux. Alors que la vague soul commence à retomber et laisse progressivement place à une funk entraînante dans les classements de ventes d’albums, Mitchell souhaite accroître l’audience des sorties Hi Records. Pour cela, il va, à contre-courant, se mettre à la recherche d’artistes soul.
La stratégie ne tarde pas à porter ses fruits puisque Ann Peebles, l’une des premières artistes soul qu’il signe chez Hi Records, ne tarde pas à conquérir un large public.
Toutefois, le destin de Willie Mitchell et de la maison de disques va définitivement prendre un nouveau tournant en cette soirée de l’année 1968 dans un club de Midland, au Texas.
Sur scène, un chanteur interprète des titres puissants à la Sam & Dave puis enchaîne sur une de ses compositions, beaucoup plus douce et mélancolique, Back Up Train.
Willie Mitchell est séduit, à tel point qu’à la fin de la prestation, il va à la rencontre du jeune homme qui descend tout juste de scène.
Celui-ci se présente sous le nom d’Albert Greene et Back Up Train est, pour l’heure, son unique succès resté sans suite. Depuis, il a accumulé les dettes et court le cachet dans les petites salles de concerts.
Mitchell ne tarit pas d’éloges à son égard et ne tarde pas à lui faire une proposition : « Pourquoi ne viens-tu pas avec moi à Memphis ? Tu peux devenir une star. » Intéressé, il demande : « Combien de temps tu crois que ça prendra ? ». « Un an et demi à deux ans », répond Mitchell. Catégorique Greene rétorque : « Tu sais, je ne peux pas me permettre d’attendre aussi longtemps. »
Plus tard dans la soirée, à bord du tour-bus des artistes Hi Records, Al Greene profite que tous rentrent dans la même direction pour monter avec eux.
Après de nouveaux échanges, Mitchell finit par le déposer en lui confiant une enveloppe contenant 1 500 dollars pour éponger ses dettes. Il lui donne alors rendez-vous huit jours plus tard à Memphis.
Back up Train, Al Greene, Hot Line Records, 1967
Les semaines passent et pas de nouvelles de l’artiste. C’est finalement au bout de six semaines qu’Al Greene réapparaît à Memphis en se présentant un matin chez Mitchell : « Tu te rappelles de moi ? Je suis Al Greene. »
Son histoire avec Hi Records et Willie Mitchell peut alors commencer.
À l’inverse de son idole Sam Cooke qui avait ajouté un « e » à la fin de son nom de famille, Al Greene retire le sien.
Les deux hommes entrent en studio et s’y enferment durant plusieurs mois pour façonner le style musical du jeune artiste. Green, dont l’influence religieuse et gospel imprègnent profondément sa musique, passe des centaines d’heures sur les parties vocales de ses chansons, tandis que Mitchell insuffle son style raffiné et jazzy, agrémenté des nouvelles technologies d’enregistrement de l’époque.
Difficile de dire s’il s’agit de chance ou d’une fine connaissance de l’industrie musicale, mais les prédictions de Willie Mitchell se révèlent exactes.
En effet, moins de deux ans après son entrée en studio, Al Green connaît ses premiers succès. Et cela, dès son deuxième album chez Hi Records, Gets next to you, porté par la reprise des Temptations, I Can’t Get Next to You, mais surtout par le titre Tired of Being Alone.
Pur fruit de la collaboration entre Al Green et Willie Mitchell, Tired of Being Alone, composé en 15 minutes, mis plusieurs mois à rencontrer le succès avant finalement d’atteindre la 11e place des Charts pop en 1971.
Tired of Being Alone, Al Green, Hi Records, 1971
Avec ce titre, les contours du style musical d’Al Green, qui va faire son succès futur, apparaissent. Pourtant, Willie Mitchell n’est pas encore tout à fait convaincu. Il estime que l’artiste peut encore adoucir sa voix, la rendre encore plus lumineuse en murmurant davantage. Ces changements vocaux doivent s’accompagner de changements physiques. Et le producteur, en s’inspirant des musiciens de jazz qu’il connaît bien, opte pour des costumes taillés sur-mesure et des cheveux coupés courts pour faire d’Al Green « un parfait petit Américain ».
En retour, pourtant, Mitchell reçoit une forte opposition de son protégé qui engendre alors de vifs échanges entre les deux hommes.
C’est ainsi, après une nouvelle dispute, qu’Al Green cède et enregistre sans conviction le titre Let’s Stay Together, selon les recommandations vocales de Willie Mitchell.
Encore une fois, le producteur voit juste et seulement quinze jours après sa sortie, Let’s Stay Together est déjà disque d’or…
Le déclic est réel pour Al Green qui prend enfin pleinement conscience du flair et de l’importance de Willie Mitchell dans le développement de sa carrière.
Avançant désormais comme un seul homme, ils enchaînent les succès. Les quatre albums qui suivent Let’s Stay Together entre 1972 et 1974, ne souffrent d’aucune baisse de régime, rencontrent le succès et le place parmi les grands chanteurs de soul du début des années 1970.
Let's Stay Together, Al Green, Hi Records, 1972
Au sommet de la montagne, trouvant constamment la bonne formule pour continuer à faire vendre avec une soul music qui tire pourtant la langue durant cette nouvelle décennie, rien ne semble alors pouvoir arrêter Al Green, si ce n’est Al Green lui-même…
Et c’est en cette soirée du 18 octobre 1974 que son destin va à nouveau basculer.
Alors qu’il est en train de prendre une douche, sa compagne de l’époque Mary Woodson fait irruption dans la salle de bain et l’asperge avec une casserole remplie de gruau de maïs bouillant. Tandis qu’il souffre terriblement des brûlures infligées, celle-ci se précipite dans la chambre, saisit une arme à feu et se tire une balle dans le crâne.
Quelques jours auparavant, Al Green avait refusé la demande en mariage de Mary Woodson, et ce, malgré la ferme volonté de cette dernière.
Cet épisode traumatisant lui laisse probablement plus de séquelles psychologiques que physiques.
La remise en question est totale, Al Green souffre de profonds doutes existentiels. Cette vie de rockstar, il n’en veut plus et sa porte de sortie, il va la trouver auprès de Dieu. Dès la sortie de l’hôpital, il se fait ordonner pasteur et concrétise son engagement en 1976 par la création de sa propre église, la Church of The Full Gospel Tabernacle à Memphis, non loin de Graceland, la propriété d’Elvis Presley.
Malgré la part de plus en plus importante que prend le religieux dans sa vie, Al Green conserve un contrat avec Hi Records qu’il se doit d’honorer.
Il reprend alors le chemin des studios mais, de nouveau, sa relation avec Willie Mitchell se délite. Et cette fois-ci, de la tension ne naît pas de chefs-d’oeuvre. Les quatre albums qui sortent sous la bannière Hi Records entre 1975 et 1979 montrent une gravité de plus en plus marquée chez l’artiste, mais surtout un tarissement créatif qui ne tarde pas à se faire ressentir de plus en plus fortement.
La motivation, Al Green ne la trouve plus dans la soul et le R&B, mais dans le gospel.
Cette bascule, en germe depuis plusieurs années, prend pourtant un tournant décisif en 1979. Sur scène à Cincinnati, il est victime d’une violente chute pendant un concert.
Alors qu’il perçoit ce nouvel accident comme un signe de l’au-delà, Al Green met un terme à sa collaboration avec Willie Mitchell.
Avant cela, son seul album réellement abouti depuis les événements traumatisants de 1974 était The Belle Album, paru en 1977 et auto-produit sans le concours de son producteur de toujours.
Très orienté par le spirituel, il est l’album de la transition. Dans le titre Belle, on l’entend même chanter « It’s you that I want but it’s him that I need » (Je te désire mais j’ai besoin de lui).
En une phrase, Al Green se redéfinit et redessine sa personnalité aux yeux du public, le sex symbol est maintenant et pour toujours un prêcheur au service de dieu.
Auteur d’une longue série d’albums gospel dans les années 1980 qui lui vaudront huit Grammys Awards et un épanouissement personnel certain, Al Green se retire progressivement et se montre désormais essentiellement, et encore aujourd’hui, lors des offices qu’il tient au sein de son église.
Malgré un retour tardif dans l’univers de la musique profane dans le courant des années 1990, il ne retrouva jamais le succès de ses premières années.
Des années durant lesquelles, contre vents et marées, Al Green et Willie Mitchell firent comprendre au monde entier que la soul music est éternelle.
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