Stevie Wonder est l’un des plus influents représentants que la Soul Music n’ait jamais connue.
Il incarne le genre autant à travers sa musique que son engagement social constant.
Ne se déclarant pas militant mais contre « toute forme d’injustice », il voue une admiration sans bornes au révérend Martin Luther King.
À tel point qu’au début des années 1980, il met sa carrière sur pause pour défendre une idée qu’il l’obstine, rendre férié aux États-unis le jour de la date de naissance de pasteur assassiné en 1968 à Memphis. Il obtiendra gain de cause : le troisième lundi de janvier deviendra un jour férié. Le titre Happy Birthday sur l’album Hotter than July en 1980 lui est d’ailleurs dédié.
Le prodigue de la Motown a toujours mis son immense popularité au serveur de causes qui lui semblaient justes.
Cette popularité et cette légitimation pour évoquer ces sujets, l’artiste l’obtient tout au long des années 1970 et plus précisément entre 1972 et 1976, durant les années que l’on appelle communément sa « période classique ».
Retour sur la période classique de Stevie Wonder.
Sous contrat avec la mythique maison de disques Tamla depuis ses onze ans avant même qu’elle soit rebaptisée Motown Records en 1960, Stevie Wonder vient de fêter ses 21 ans en 1971. Son contrat prend fin et il veut davantage ! Plus d’argent et plus d’indépendance. L’époque « Little Stevie », son premier nom de scène, avec lequel il enregistrait les textes transmis par les auteurs de la Motown doit désormais définitivement appartenir au passé.
Soucieux de ne pas perdre l’un de ses plus grands talents, Berry Gordy, fondateur de la Motown s’aligne, l’avenir lui donnera raison…
Stevie Wonder s’éloigne alors des studios de Détroit sans pour autant s’isoler complètement.
En effet, il va s’associer avec deux pionniers de la musique électronique, Robert Margouleff et Malcolm Cecil. Ces deux musiciens expérimentaux, parmi les premiers à explorer les possibilités infinies offertes par les synthétiseurs et notamment les modèles ARP et Moog, à partir desquels ils construisent le premier orchestre de synthétiseurs, vont révolutionner la musique du prodige de la Motown. Ensemble, ils cosigneront ses 4 albums suivants.
Jour et nuit, pendant des mois, le trio s’enferme dans cet « home studio » avec l’objectif de composer encore et encore.
Sous la supervision de Margouleff et Cecil, Stevie Wonder enregistre la grande majorité des instruments lui-même, en plus des textes personnels qu’il attendait de pouvoir mettre en musique depuis des années.
Malcolm Cecil entouré de l'orchestre de synthétiseurs baptisé "Tonto"
Le résultat de ces sessions est édité en 1972, il s’agit de Music Of My Mind, premier des 5 albums qui constitueront la période classique de Stevie Wonder.
Faisant la part belle aux expérimentations électroniques, l’album est unique en son genre dans le paysage de la Black Music des années 1970 et semble venir du futur. Cet album ébauche aussi l’engagement naissant de l’artiste avec le titre Evil où il est question de la guerre du Vietnam.
Cet engagement sera aussi mis en avant sur l’album suivant Talking Book en 1972 à travers le titre Big Brother. Le terme fait alors référence aux hommes politiques haut placés, Richard Nixon en premier lieu, qui traitent avec mépris les quartiers noirs pauvres des États-Unis. Talking Book est le fruit des sessions sans fin de l’artiste avec Margouleff et Cecil. Certains titres écartés du précédent album sont retravaillés et intégrés à celui-ci.
Porté par les incontournables Superstition et You are the Sunshine of my Life, l’album se classe 3e des meilleures ventes aux États-Unis en 1972 et l’artiste remporte 2 Grammy Awards.
Seulement un an plus tard, Stevie Wonder enfonce le clou avec Innervisions l’un des deux plus grands chefs-d’oeuvre de sa période classique.
Alors que la Motown commence à lorgner en direction du cinéma et déménage à Hollywood, Stevie Wonder préfère rester composer sur la côte est avec ses deux acolytes, à New York précisément, une ville qui lui offre une source d’inspiration qui paraît alors intarissable.
Le climax de l’album, le titre Living for the City, s’attache d’ailleurs à raconter l’histoire d’un jeune garçon récemment abattu par la police dans les ghettos noirs de New York.
Il se fait l’écho d’une défiance de plus en plus grandissante de la communauté noire américaine vis-à-vis de la police. Cette crispation trouve d’ailleurs de plus en plus de relais dans la musique Soul, alors que Marvin Gaye avait ouvert la marche avec son chef-d’oeuvre What’s Going On en 1971.
Le titre le plus populaire de l’album Innervisions reste toutefois le galvanisant Higher Ground, immédiatement reconnaissable au solo de clavinet wah wah qui ouvre le morceau.
Écrit et composé en seulement trois heures, Higher Ground évoque les pensées de l’artiste vis-à-vis de l’au-delà et de la réincarnation.
Ces considérations auraient d’ailleurs pu se révéler prophétiques car seulement trois jours après la sortie de l’album, Stevie Wonder subit un grave accident de voiture qui le laisse dans le coma durant quatre jours. S’ensuivra une longue période de rééducation, l’annulation d’une série de concerts mais surtout un attrait de plus en plus marqué pour la conscience et la spiritualité.
Cela se fera d’ailleurs ressentir sur l’album suivant Fulfillingness First Finale en 1974. Revenu en studio avec ses capacités retrouvées, il livre un album plus calme et apaisé. N’oubliant pas d’égratigner une nouvelle fois le Président Richard Nixon dans You Haven’t done nothin , Stevie Wonder semble tout de même loin de la rage qui pouvait l’habiter sur l’album Innervisions.
Cet abandon temporaire de la funk au profit d’une soul progressive, se matérialise à travers des titres qui font appel au divin tels que Heaven Is the 10 Zillion Light Years Away et They Won’t go When I Go.
Considéré comme un album de transition entre Innervisions et l’album ultime qui suivra deux ans plus tard, Fulfillingness First Finale n'en reste pas moins couronné de succès avec trois Grammy Awards à la clé.
D’album ultime, il en est évidemment question lorsqu’il s’agit d’évoquer le chef-d’oeuvre indépassable et indémodable de la carrière du garçon de Detroit, cinquième et dernier album de sa période classique, Songs in the Key of Life en 1976.
Considérant un temps l’idée de quitter l’industrie musicale à seulement 24 ans pour s’engager auprès d’enfants handicapés au Ghana, Stevie Wonder va finalement céder aux sirènes de la Motown qui lui propose un nouveau contrat pour 7 albums, 13 millions de dollars et un taux de royalties allant jusqu’à 20%, faisant de lui l’artiste le mieux payé de l’histoire à l’époque.
Mettant un terme à sa collaboration avec le duo Margouleff/Cecil, l’artiste ne va pas s’isoler pour autant puisque durant les deux années de préparations que nécessitera l’album et malgré sa volonté de tout faire seul, près de 150 techniciens et musiciens lui rendront visite en studio pour des collaborations allant de quelques jours à plusieurs mois. Des légendes comme Herbie Hancock, George Benson ou Minnie Ripperton viendront prêter mains fortes.
Habitués à voir Stevie Wonder livrer des albums dans des délais courts, les cadres de la Motown et les fans du chanteur s’impatientent. Ce à quoi l’artiste s’entête à répondre « nous avons presque fini. ».
Ils sont toutefois loin de s’imaginer ce qui va leur tomber sur la tête en ce mois de septembre 1976. Songs in the Key of Life est une perfection ! Un double album et un petit EP de 4 titres, 21 titres au total.
L’album confirme la maitrise de l’artiste pour les synthétiseurs qu’il expérimente alors depuis 5 ans en livrant des compositions extrêmement abouties. Il condense dans ses textes les thèmes qui l’obsèdent créant alors un enchainement de classiques instantanés.
As, I Wish, Another Star, Pastime Paradise, Isn’t she Lovely, Sir Duke sont autant de titres qui font aujourd’hui partie du panthéon de la musique, le tout regroupés dans un seul album.
Sans surprise Songs in the Key of Life est un immense succès public avec 14 semaines consécutives en tête des Charts et 4 Grammy Awards en prime. Mais ce n’est finalement pas grand-chose comparé à l’accueil critique dithyrambique qu’il reçoit et son entrée immédiate dans la postérité, confirmant son statut d’album ultime. Les titres qui le composent sont depuis sans cesse samplés à travers le monde par les plus grands artistes internationaux.
Pour comprendre, s’il est encore nécessaire, l’impact de cette période classique de Stevie Wonder sur l’industrie musicale des années 1970, il suffit de se rappeler l’intervention de Paul Simon lors de son discours de remerciements après avoir reçu son prix lors de la cérémonie des Grammy Awards 1975 : « Je souhaite remercier Stevie Wonder qui n’a pas sorti d’album cette année. »
Cette phrase entre boutade et admiration en dit long sur la domination du protégé de la Motown pendant ces années où il parvint à produire cinq albums particulièrement aboutis en seulement six ans, fait rarissime dans l’industrie musicale.
Bien sûr, Songs in The Key of Life ne signa pas la fin de la carrière de son auteur, le parcours musical de Stevie Wonder, toujours en cours, l’amena à enregistrer huit autres opus depuis, parmi lesquels les très réussis Hotter Than July en 1980 et Characters en 1987 . Aucun d’eux ne parvint néanmoins à dépasser l’inventivité et la sophistication des cinq albums sacralisant sa période classique.
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